Histoire de révolution
Le 25 août 1830, au Théâtre Royal de la Monnaie de Bruxelles, était donnée une représentation de “La Muette de Portici“ de Daniel François Esprit Aubert dont l’action se situe à Naples, en 1647, à l’époque de l’occupation espagnole.
L’originalité de l’œuvre se devine dans le titre même : l’un des rôles principaux est un rôle muet ! En fait, ce rôle est dansé, c’est celui de Fenella, sœur de Masaniello, un pêcheur qui prendra la tête de l’insurrection contre l’occupant espagnol
"La Muette de Portici", ouverure - Detroit Symphony Orchestra sous la direction de Paul Paray
Cet opéra, tombé dans l’oubli aujourd’hui, avait connu un immense succès lors de sa création à Paris, deux ans plus tôt. Dans le “Dictionnaire lyrique ou histoire des opéras“ de Félix Clément et Pierre Larousse, édité vers 1880, on peut lire : “Dès les premières représentations de cet ouvrage, on s’est accordé à le proclamer le chef-d’œuvre d’Auber, et à le placer au premier rang des œuvres lyriques… La Muette de Portici est un des plus beaux spectacles dont on puisse jouir à l’Opéra“.
Wagner l’analyse ainsi : “La Muette surpris aussitôt comme quelque chose d’absolument neuf : on n’avait encore jamais vu de sujet d’opéra aussi vivant ; c’était le premier véritable drame en cinq actes, tout à fait pourvu des attributs d’une tragédie, et notamment aussi de son dénouement tragique. Je me rappelle que cette situation à elle seule produisit une sensation remarquable. Ce qui avait jusqu’alors caractérisé le sujet d’opéra, c’est qu’il devait toujours se terminer “heureusement“ : aucun compositeur n’aurait osé renvoyer les gens chez eux sur une impression finale de tristesse…“.
Le sujet ne pouvait que toucher le peuple belge : le climat insurrectionnel de l’œuvre leur rappelait leur propre situation face à l’occupation hollandaise.
Ce 25 août, la salle est donc archi-comble ! Imaginez alors la réaction du public lorsque, au début de l’acte II, Masaniello et son second Pietro entame leur duo :
Mieux vaut mourir que rester misérable !
Pour un esclave est-il quelque danger ?
Tombe le joug qui nous accable,
Et sous nos coups périsse l’étranger !
…
Amour sacré de la patrie,
Rends-nous l’audace et la fierté ;
A mon pays je dois la vie,
Il me devra sa liberté.
Duo patriotique de "La Muette" par Alfredo Kraus et Jean-Philippe Lafont
Mais c’est le final de l’acte III qui sera le véritable déclencheur : sur la place du marché, des soldats arrêtent Fenella, son frère tire alors son poignard pour la défendre, un soldat s’approche pour le désarmer :
Masaniello (poignardant le soldat)
Levez-vous compagnons ! Ils veulent m’immoler !
(Tous les paysans, qui étaient restés, se lèvent en tirant leurs armes et en un instant Selva et ses soldats sont entourés et désarmés.)
Le chœur
Courons à la vengeance !
Des armes, des flambeaux !
Et que notre vaillance
Mette un terme à nos maux !
…
Masaniello
A genoux, guerriers, à genoux !
Dieu nous juge : que sa colère
Aux combats marche devant nous !
- suit une prière, puis -
Chœur général
Marchons ! Des armes, des flambeaux !
Courons à la vengeance !
Des armes, des flambeaux !
Et que notre vaillance
Mette un terme à nos maux !
(Ils se partagent des armes et courent des torches à la main ; les femmes les excitent à la lueur de l’incendie.)
Aux cris de “Aux armes, aux armes“, la foule se rua hors du théâtre, occupa les locaux du journal “Le National“, pro-orangiste qui soutenait le roi Guillaume contre les libéraux et les catholiques belges, ainsi que le Palais de Justice et saccagea les maisons du Ministre de la Justice Van Mannen, du directeur de la police de Knyff et du Procureur du Roi Schuerrnans, tous partisans de la maison d'Orange.
Des affiches furent placardées dans les rues. On pouvait y lire :
SAMEDI : ILLUMINATIONS
DIMANCHE : FEU D'ARTIFICE
LUNDI : REVOLUTION
Les autorités, surprises, ne réagissent pas. Quelques hommes résolus s’organisent alors en Garde bourgeoise. Ils forment des compagnies de volontaires et prennent comme signe de ralliement les couleurs de la révolution brabançonne qui avaient conduit, en 1790, à la création des éphémères Etats Belges Unis qui disparurent au bout d’un an.
Le 26 août, la diligence de Bruxelles arrive à Liège, et la nouvelle que des manifestations de rue ont eu lieu à Bruxelles se répand. Aussitôt, les Liégeois s'organisent pour prêter main forte aux Bruxellois et bouter les Hollandais hors de Bruxelles et le 4 septembre 1830 les volontaires quittent Liège pour Bruxelles.
Le 27 septembre Bruxelles est libérée, le 6 octobre la citadelle de Liège capitule.
Passons sur les combats…
Le 4 octobre, le gouvernement provisoire proclame l’indépendance de la Belgique. Un Congrès national est aussitôt élu. Il se réunit le 10 novembre 1830 pour doter le pays d'une constitution (qui sera adoptée le 7 février 1831) et vote trois décrets importants : l’indépendance du peuple belge, la monarchie héréditaire et représentative et la déchéance de la famille d’Orange-Nassau.
Paralèllement, entre novembre 1830 et janvier 1831, la Conférence de Londres rassemblant les représentants des cinq grandes puissances (Angleterre, Autriche, France, Prusse et Russie), impose un armistice aux belligérants et l’évacuation mutuelle des territoires avant de décider la dissolution du royaume des Pays-Bas, l’indépendance de la Belgique, ainsi que la neutralité perpétuelle et l’inviolabilité du nouvel Etat.
Après le refus de Louis-Philippe d’accepter la couronne pour son fils, le duc de Nemours, celle-ci est proposée au prince Léopold de Saxe-Cobourg (qui avait refusé la couronne de Grèce l’année précédente, ne voulant pas se convertir à la religion orthodoxe).
Le nouveau roi des Belges, Léopold Ier, prêtera serment le 21 juillet 1831. C'est en commémoration de cet événement que le 21 juillet sera choisi comme date de fête nationale.
Et voilà comment un opéra a conduit à la création d’un état.